jeudi 22 février 2007
Un texte de Jean Philippe JOSEPH, toujours en grève de la faim de soutien à Roland Veuillet.
On apprend vite à s’y faire, dans l’Éducation nationale. On nous prend, on
nous place, on nous déplace, on nous partage. On coupe notre temps, on
l’éclate, on aménage nos salles… On l’avait appris en tant qu’élèves, on
le poursuit en tant qu’enseignants, que surveillants, que CPE, qu’ATOSS…
Une fois muté, affecté à une zone, à un établissement, à un service… ces
affectations rechangent. On nous « affecte » , on nous « gère ».
Une fois stabilisés, on acquiert un peu de liberté pour développer notre
talent, quand on en a encore le goût. Avant de se poser, on gesticule, où
on peut, on bricole des projets sans lendemain : l’an prochain on sera
ailleurs, d’autres contraintes administratives, d’autres villages,
d’autres villes auxquels s’adapter, d’autres enseignements. C’est précieux
quand on nous pose ; alors nos vrais projets peuvent se développer, nos
enseignements peuvent mûrir. On n’est plus dans la survie. On habite. On
connaît nos élèves, les frères et sœurs, les parents. Ça change tout.
C’est si précieux que souvent, on n’ose plus bouger, on se recroqueville
sur sa famille, sa maison. On a assez bougé.
Souvent aussi on a envie d’essayer, de prendre des risques, d’avoir du
génie, de se gourrer, de se battre. Parce qu’on aime ça, parce qu’on les
aime bien, parce que ça vaut la peine, parce qu’ils le méritent. Alors, si
on veut nous faire payer, si on veut faire taire les autres, il suffit de
nous bouger, de nous « gérer » : de changer l’emploi du temps, de changer
les cours, les classes, les villes et les villages. Et c’est reparti pour
la survie, les nouveaux repères, les trajets, les nouveaux cours, les
aller-retours, les bizutages du nouveau…
Nos corps sont gérés, comme ceux de nos élèves et se développent des
coquilles technologiques (TICE, Iprof, vidéosurveillance, scanner laser
des absences, ritaline…) qui nous enveloppent, « pour notre bien » et
donnent l’impression que tout fonctionne. Peu importe que derrière cette
coquille, dans cette coquille, tout s’effondre. Peu importe que nos élèves
soient psychologiquement en ruine, du moment qu’ils sont présents, assis
et muets, peu importe que les profs soient sous calmants et qu’ils ne
croient plus en leurs « contenus ». Sauvons les apparences, The show must
go on !
Aujourd’hui, Roland Veuillet me parle peut-être de ça. De ces personnes
qui morflent déjà dans leur quotidien et qu’on déplace comme ça, un jour,
à 300 km de chez eux, pour les punir. Et toc ! De ces corps qui crient
qu’ils ne sont pas heureux dans nos écoles et qui veulent s’enraciner. De
ceux auxquels on demande sans cesse des preuves. Ils peuvent courir 16500
km et ne pas s’alimenter pendant deux mois, on leur en demandera encore.
Comme ces sans-papiers auxquels on demande sans cesse des preuves de leur
amour du pays après qu’ils aient traversé les Pyrénées pieds nus.
J’habite mon lycée et j’habite ma classe. Nos corps enseignent, entourent,
encadrent les enfants dans nos écoles. C’est sur eux que s’appuie notre
métier, c’est avec mon corps que je fais le mien. Ce qui nous menace, ce
qui nous appauvrit moi, mes élèves et mes collègues c’est cette Gestion.
Pour ça, je poursuis ma grève de la faim pour que Roland Veuillet soit
approché des siens, pour qu’on ne stigmatise pas l’action politique alors
qu’on se gargarise d’« éducation à la citoyenneté », pour qu’on arrête de
médicaliser et de psychiatriser celles et ceux qui sont encore en vie, qui
réagissent encore en humains.
Jean Philippe JOSEPH
Professeur d’économie-droit
Lycée JB Dumas
Alès
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Messages
1. Corps enseignant, 23 février 2007, 10:29, par Marie-Claire
Votre message me touche beaucoup. Je crois qu’il est très important de pouvoir dire le mal-être, de ne pas continuer à faire semblant que tout va bien.
C’est un préalable pour espérer trouver des solutions.
Je vous en prie ne mettez pas en jeu votre santé.
1. Corps enseignant, 25 février 2007, 07:50
Merci pour votre soutien.
Au 8ème jour de jeûne mon corps tient bon et m’offre une énergie très particulière.
Je continuerai probablement demain.
Nous avons tous besoin de votre soutien.
Cordialement
Jean-Philippe
2. Corps enseignant, 23 février 2007, 10:52, par duarn
J’enseigne depuis 21 ans, 21 ans de galère en tant que maître auxiliaire salaire de misère, regard en coin des titulaires puis TZR. 54 remplacements plus tard je me retrouve muté à 520 kms de mon domicile. C’est pourtant si facile aux fils à papa et filles à maman d’avoir un poste définitif de l’autre côté de la rue . Qu’on ne me demande plus de m’investir,de sourire aujourd’hui je suis aux abandonnés absents...
1. Corps enseignant, 25 février 2007, 07:52
Je comprends.
J’aimerais en savoir plus.
Bon courage.
Jean-Philippe
3. Corps enseignant, 25 février 2007, 13:44
Salut,
Mettre son corps en jeu dans une
société où on est sommé de faire des compromis, de lancer des idées qui ne
nous mettent pas en jeu, où on tente à tout prix d’échapper aux
conséquences physiques de nos actions (bastonnades, enfermement, etc)... On met son corps en jeu dans une action directe, quand on reste serrés, debout, les bras entremélés face à la flicaille, que celle-ci tape et voudrait nous disperser. Là on prouve dans les faits notre détermination, on éprouve notre solidarité aussi. Celui qui se fait frapper, c’est aussi nous, celui qui se met en grève de la faim, c’est encore nous, un bout de nous même, de notre corps si grand qui se bat toujours... La grève de la faim est un acte terrible, tu le sais ; je sais que ce n’est pas pour attirer la pitié que tu fais ça... mais pour dire que les idées, les espoirs, les affects sont ancrés dans les corps et pas seulement dans les têtes... que ça, il s’agit de le révéler, de le crier, de le faire savoir... pour rompre avec l’indifférenciation du tout se vaut, du rien n’a d’importance. Dans le combat de Roland, on voit tout l’attachement à une vie, à un espace, à des liens... des liens qui nous rendent riches et nous rendent vivant, donnent un sens à nos actes, à notre petite existence elle-même...
Si je t’écris ce message c’est aussi pour te dire qu’ici à Paris, comme près de toi, y a des gentes qui t’aime et qu’ont pas envie que tu te fasses du mal, parce que t’es déjà pas très gros, parce qu’il y a tes mômes et leur maman, parce qu’il y a tes élèves et tout ceux qui t’aiment... Pourtant j’vais te dire aussi : lâche pas, c’est juste ton histoire, tiens bon... je serais là avec les autres, s’il y a besoin, si y faut, tu le sais, c’est pour ça aussi - je pense - que tu t’es lancé dans cette histoire...
A.
4. Jean-Phi..., 25 février 2007, 14:22, par Zébulon
Ton texte est bien !
La "gestion" dont tu parles, ça m’évoque la "bureaucratie", en fait, ce truc stalinien bien lourd qui se retrouve en plus "post-moderne" dans le monde occidental contemporain. Finalement, c’est de ça dont il s’agit dans les sociétés de contrôle : la bureaucratisation de nos vies.
Bon courage ? toi, en tout cas.
Porte-toi bien et donne de tes nouvelles !
Voir en ligne : infokiosques.net
5. Corps enseignant .. bien malade, 25 février 2007, 20:14, par Didier Gasse
Bravo Jean Philippe
Avec Roland et quelques autres, Vous faites honneur à un corps enseignant bien délabré
Je ne suis pas sur hélas que votre décison courageuse suffise à réveiller la plupart des consciences assoupies ou résignées ;
Le mal est si profond qu’il faudrait qu’une .. centaine de collègues aient votre courage ou celui de mes camarades du vaucluse ( un mois de grève - du travail) par solidarité
mais vous redonnez courage à ceux qui refusent l’arbitraire et l’injustice, dans une société que nos médias compromis veulent nous faire croire démocratique
Merci pour Roland et pour les citoyens de ce pays à la dérive
D Gasse, néo retraité
1. Corps enseignant .. bien malade, 25 février 2007, 20:44
Merci pour ton soutien.
Je pense que la résignation nous menace nous, avant de toucher les autres.
Les effets de cette grève de la faim sont bien plus importants que je ne l’aurais imaginé. Ils se manifestent sous forme de soutiens, d’échanges, de retours, de réactions, de communiqués, d’action, de proposition de me relayer, de lettres aux ministres... J’imagine qu’il en a été de même pour les autres actions.
Nos actions, nos expressions ne sont jamais sans effet. C’est notre incapacité à voire le changement qui est source de déception et de tristesse, souvent.
Je pense inviter à un gros apéro mercredi soir chez moi, pour fêter ce jeûne et en parler. Contacte moi.
Cordialement
Jean-Philippe
6. Corps enseignant, 24 avril 2007, 22:41, par Mélina
J’ai appris se que vous avez fait par mon professeur d’économie et social au lycée JBD et sa ma touchée.J’ai 17 ans mais il est jamais assez tôt de connaître dans quelle société nous vivons, dans quel systeme nous sommes enfermés.Ce n’est pas un scoop l’administration et la justice sont lentes, les ministres sont majoritairement bornés et on complètement oubliés qu’il y a des personnes qui souffrent, des personnes qui attendent, mais aussi des personnes qui ne lachent pas l’affaire.C’est un exemple que vous avez réalisé Mr Joseph, frenchement ne changait pas restait comme vous êtes et je suis sur que vos élèves vous l’ont dit vous le disent et vous le diront.Je persiste à croire que la solidarité, la fraternité, la bravour existent encore par votre exemple mais il est évident que l’injustice, l’ignorance, l’indifférence le sont d’autant plus !
BRAVO...